press release only in german

Avec l’exposition « Drôles de je », l’individu se place au centre de l’oeuvre. Car dans le monde d’aujourd’hui, la question du sujet et de sa définition constitue un enjeu crucial pour le « vivre ensemble ». Après avoir abordé la question du paysage et du territoire, le Frac Alsace ouvre ainsi une nouvelle direction dans son projet artistique. « Jadis, l'on avait meilleure conscience à être une personne qu'aujourd'hui. Les hommes étaient semblables à des épis dans un champ ; ils étaient probablement plus violemment secoués par Dieu, la grêle, l'incendie, la peste et la guerre ; mais dans l'ensemble, municipalement, nationalement, c'était en tant que champ. Et ce qui restait à l'épi isolé de mouvements personnels était quelque chose de clairement défini dont on pourrait aisément prendre la responsabilité. De nos jours, au contraire, le centre de gravité de la responsabilité n'est plus en l'homme, mais dans les rapports des choses entre elles. » Robert Musil, L’Homme sans qualités, 1930-32

Dans l’Autriche du début du XXème siècle, toute l’oeuvre de Robert Musil consiste en un examen grave et minutieux de la société de son époque. A travers les héros de ses romans, il dresse le portrait d’une société en profond bouleversement, qui voit s’éloigner la stabilité de son âge classique et qui bascule, non sans crainte, dans les turbulences d’une modernité dont on ne savait pas encore quels horizons elle allait ouvrir. Robert Musil dessine ainsi un paysage dans lequel la place et le comportement de l’individu sont l’objet d’une profonde redéfinition, par la transformation radicale des conditions politiques et économiques auxquelles il est soumis. L’ordre établi vacille et de nouvelles classes sociales se développent, les systèmes de pouvoir et d’autorité se modifient, la conception de soi comme le rapport aux autres s’en trouvent contraints à réévaluation. Il en naîtra une autre conception de soi, largement consciente et à l’écoute de sa dimension intérieure.

Sans nul doute, l’avènement du nouveau millénaire ne se présente pas mieux que le précédent. Presque cent ans plus tard, la complexité de la géographie politique mondiale, les bouleversements des modes de communication et l’évolution des processus économiques de production provoquent une nouvelle période de doute et une crise des valeurs. Brassages culturels, lutte économique, dérèglements en tous genres et revendications identitaires brouillent les pistes et font voler les repères en éclat. Une immense interrogation se manifeste, de manière brutale. L’absence de vision à long terme provoque des réactions en chaîne, allant de la crispation sur des références périmées mais tangibles, à des manifestations singulières, et parfois dangereuses. Sans nul doute, aujourd’hui encore, l’individu est appelé à se redessiner des façons d’être.

Sans exhaustivité, l’exposition « Drôles de je » rassemble une galerie de portraits, qui illustrent une diversité de possibles en termes de rôles, de positionnements et de conceptions de soi. Plus qu’une galerie de portraits anonymes, plus que des approches documentaires ou sociales soucieuses d’objectivité et de réalisme, il s’agit d’une galerie de portraits d’artistes. Car toutes les oeuvres présentées ont pour point commun une implication physique de l’artiste dans son travail. Sous des accents tour à tour graves ou ludiques, ironiques ou inquiétants, cette mise en scène de l’artiste traduit un souci de réaffirmation de soi à partir d’une relecture des modèles classiques. Comme si la question du soi ne se traduisait plus par la démonstration et la valorisation d’un être à chaque fois singulier, centré sur lui-même et sur son intériorité, mais par la construction d’un personnage hybride, fait d’un tissage de ses traits propres et d’emprunts à d’autres figures de référence. Comme si chacun se composait un rôle, se construisait une image, mais faisant en sorte que le rôle soit réel et non une réplique de théâtre. Cette stratégie de l’attitude et de la posture met à distance l’expression et la vérité, la nécessité et l’authenticité, longtemps revendiquées comme les ressorts fondamentaux de l’art. Pas d’enjeu conceptuel non plus, mais une série de manières d’être qui revendiquent une dimension critique. Car la création artistique puise sa pertinence dans un souci critique. Si de nos jours elle emprunte parfois au spectacle ses effets et sa capacité à briser la monotonie quotidienne, elle rend sensibles les courants sous-jacents du monde pour aiguiser la conscience et la responsabilité individuelles. Robert Musil écrivait : « … l'épi isolé de mouvements personnels était quelque chose de clairement défini dont on pourrait aisément prendre la responsabilité ». Aujourd’hui, les mouvements personnels ne sont peut-être plus aussi clairement définis, mais la question de la responsabilité s’avère capitale.

Certaines des oeuvres présentées ici sont issues de la collection du Frac Alsace, les autres émanent d’invitations extérieures. De Damien Cabanes et Jean-Luc Verna à Julien Prévieux et Samta Ben Yahia, en passant par Brice Dellsperger et Gianni Motti, émerge le portrait kaléidoscopique d’un individu au présent, partagé entre l’intime et le public. Il se montre autant préoccupé de l’image sous laquelle il se donne à voir que du rapport à son corps. Mais il se qualifie aussi par son implication dans le jeu social et par les mémoires conjuguées dont il est l’héritier, que ce soit celle de l’histoire de l’art ou des migrations qui structurent le grand puzzle mondial. Au travers de ces prises de rôle variées, il se réapproprie aussi bien les modèles de la statuaire antique, du héros, ou encore du cinéma contemporain. On pourrait qualifier ces interprétations d’impures, tant elles constituent un contre-pied à une image idéale et homogène de l’être. Elles se construisent par hybridation et par métissage. Sans nul doute, l’homme moderne n’est pas sans qualités, il se cherche des qualités.

Olivier Grasser

only in german

Drôles de je

mit Marc Bauer, Guy Ben-Ner, Samta Benyahia, Damien Cabanes, Dorit Cypis, Brice Dellsperger, Gianni Motti, Francois Nussbaumer, Abraham Poincheval, Julien Previeux, Sarkis , Georges Tony Stoll, Laurent Tixador, Jean-Luc Verna