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Les mille et une contrées de l’orientalisme

Tropiques du rêve, longitudes du fantasme, les orients n’ont cessé de séduire les artistes jusqu’à devenir, à compter du xixe siècle, des pôles irrésistiblement magnétiques. Histoire d’une odyssée, chronique d’une hantise. L' occidentalocentrisme a vécu. Plusieurs ouvrages et expositions tentent, depuis quelques années, de réviser une histoire de l’art longtemps dominante qui, articulée autour d’une généalogie et d’une cartographie péremptoires, fit de l’Occident européen le baromètre, mieux, le métronome de la création mondiale. Ici des peintres finlandais, là des sculpteurs polonais, ici des soleils ignorés, là des plaines oubliées : en repoussant les confins de son étude, l’historien d’art redécouvre aujourd’hui des noms et des territoires, des formes et des couleurs, autant d’éléments destinés à élargir les horizons et à affiner les analyses. Enfin.

Orientalismes Certes, l’orientalisme dénote une conception encore occidentale du monde, mais d’un monde alors enclin à pencher vers le sud, à regarder vers ces orients somptueux, à se confronter à l’Autre et à l’Ailleurs pour régénérer son identité. Phénomène plus que mouvement, l’orientalisme se distingue par de remarquables migrations culturelles, de celles qui métissent et colorent, de celles qui luttent contre l’endogamie, cet ensommeillement mortifère. Il suffit d’observer la version philadelphienne de La Mort de Sardanapale (1844) d’Eugène Delacroix pour deviner combien les ors et les rouges de celle-ci doivent aux miniatures persanes et aux mœurs indiennes, à des contrées rêvées et à des musées imaginaires. Il suffit de contempler Improvisation III (1909) de Vassily Kandinsky pour mesurer le tribut de l’artiste à l’Orient, et notamment à la Tunisie qu’il visite en 1904 en compagnie de Gabriele Münter. Du reste, les créations du Français et du Russe constituent les deux termes chronologiques de l’exposition que les Musées royaux des beaux-arts de Belgique hébergent avant les étapes munichoise et marseillaise. Une exposition ambitieuse dont les quelque cent soixante œuvres convoquées tentent de restituer la complexité d’une inclination continentale. Et si le paradis des arts était non loin, là, sur terre ?

Tropismes Comment délimiter le lieu d’un songe ? Comment circonscrire l’objet d’un rêve ? Car une chose est certaine, l’Orient ne désigne pas une réalité normée, avec ses frontières et ses règles, de telle sorte qu’il serait possible de le délimiter ou de le singulariser. Non, l’Orient est un territoire pluriel et labile, non pas un pays mais une contrée, autrement dit une région susceptible d’accueillir les aventures et les possibles, les certitudes comme les chimères. À l’évidence, du Maroc à l’Empire ottoman, de la Palestine à l’Égypte, du nord au sud et de l’Asie à l’Afrique, les orients sont nombreux et contrastés, terres de mosquées chez Louis-François Cassas ou terrains de batailles chez Charles Langlois (vers 1860). Rien de commun, pas même en apparence, entre Le Marchand de peaux (vers 1880) de Jean-Léon Gérôme et Le Chef abyssin (1869) de Marcello. Rien, sauf cette peau tannée, cette discrète élégance, ce regard frondeur, cette dignité robuste, ce port de tête, cette manière de toiser la vie. Rien, sauf l’essentiel donc : une manière d’affronter et de regarder le monde, d’en porter le poids et d’en supporter la férocité, celui qui accable l’eunuque (Un rêve d’eunuque, 1874) de Jean Lecomte du Nouÿ et celle qui structure le combat de chevaliers arabes (Chefs de tribus arabes se défiant au combat singulier sous les remparts d’une ville, 1852) de Théodore Chassériau. L’Orient est donc moins un vocable aride qu’une langue multiple, pleine de nuances et de particularismes, d’épiphénomènes et de curiosités. Une langue polysémique, riche des dialectes vernaculaires qui l’hybrident et l’embellissent. Gigantesque, le Levant du xixe siècle s’étend de l’Espagne au Moyen-Orient, des Balkans au Maghreb. Bordé de nombreuses mers et peuplé de multiples ethnies, il désigne des territoires si contrastés qu’il serait vain de comparer la Thèbes de Charles Gleyre (1840) et la Tolède de Friedrich Gärtner (1848). Évoquant l’Orient, un dramaturge, un peintre et un photographe ne parlent donc pas de la même chose et, si l’objet de leur hantise diffère, il faut chercher le dénominateur commun du côté de cette hantise elle-même. L’orientalisme vaut donc moins pour l’objet du voyage que pour le voyage lui-même, un voyage – littéral et symbolique – en tant que découverte d’un ailleurs et mouvement de la pensée. Restait donc à en comprendre l’histoire.

Bonapartisme Certes, le sud a toujours polarisé l’imaginaire des artistes. Mais l’orientalisme à proprement parler, en tant que tendance et phénomène culturel d’importance, émerge avec Napoléon, lors d’une campagne d’Égypte (1798-1801) qui, outre son caractère proprement militaire, tel que l’a dépeint Léon Cogniet (Bataille d’Héliopolis, 1837), constitue une expédition scientifique et artistique majeure. Aussi les découvertes du corps expéditionnaire, avec ses cent soixante-sept savants, permettront-t-elles de faire oublier le désastre militaire par lequel se clôt ce fait d’armes notoire du bonapartisme.

Classicisme Géomètres, astronomes, peintres ou botanistes se penchent sur la culture pharaonique avec une effervescence Mardi 30 novembre 2010 remarquable, livrant ici des planches relatives aux principaux monuments, là des recompositions purement fantaisistes. L’égyptologie devient rapidement une égyptomanie, tant et si bien que la campagne napoléonienne, malgré son insuccès, s’inscrit dans la légende. À cet égard, quand Pierre-Narcisse Guérin illustre la magnanimité presque divine de Bonaparte pardonnant aux révoltés du Caire, sur la place d’Elbékir (vers 1806), Jean-Charles Tardieu fait de la Halte de l’armée française à Syène, le 2 février 1799 (1812) l’épisode majuscule d’une fresque historique. Point nodal de l’Orient, territoire d’une épopée, l’Égypte est un sujet de première main pour la peinture d’histoire comme pour la peinture romantique, pour Adrien Guignet avec son Joseph expliquant les songes de Pharaon (1845) comme pour Théodore Chassériau avec La Mort de Cléopâtre (1845). De la naissance d’un nouveau classicisme...

Mysticisme C’est que l’Orient, de l’Égypte au Moyen-Orient, devient le symbole des civilisations disparues et supplée ainsi la Rome et la Grèce antiques. Les vestiges y sont nombreux et monumentaux, l’homme y est pur et sans travestissement. En ce sens, la prescription que formule Delacroix durant son célèbre séjour marocain de 1832 est limpide : « Si vous avez quelques mois à perdre, quelques jours, venez en Barbarie, vous y verrez le naturel qui est toujours déguisé en nos contrées, vous y sentirez de plus la précieuse et rare influence du soleil qui donne à toute chose une vie pénétrante. » On vient donc désormais en Orient pour trouver une beauté oubliée – réelle ou fantasmée – et une vie rêvée. Les mutations sociales en Europe, une mobilité croissante des biens et des personnes, le développement des transports : autant de facteurs qui rendent possible, voire incontournable, le voyage vers l’Orient. Et si les charmes archéologiques de l’Espagne mauresque ou de l’Héliopolis abandonnée continuent de retenir respectivement François-Antoine Bossuet (Paysage du sud de l’Espagne, 1850) et Gustav Bauernfeind (Les Ruines du temple de Baalbek, 1882), l’Orient est peut-être moins célébré pour sa monumentalité que pour son histoire stupéfiante, celle qui en fait le berceau de l’humanité et des religions. Terre d’élection des trois principaux monothéismes, le Levant voit arriver des cohortes d’artistes décidés à éprouver leur foi et à se confronter tangiblement avec le récit biblique. Et, là encore, cohabitent deux orientations esthétiques différentes, l’une – naturaliste – étant animée par une littéralité souveraine (Pierre Tetar van Elven, Jérusalem vue de l’est, 1894), l’autre – poétique – excédant la stricte vérité topographique (James Tissot, Les Rois mages en voyage, vers 1894).

Érotisme Contemporaines de cette inflation de l’iconographie biblique, des images d’une piété différente, mais tout aussi intense, naissent au contact de ces orients : des images de la femme voluptueuse, de ce corps voilé dont l’érotisme évident tient à son possible effeuillement. Vénus de harem chez Ingres (La Petite Baigneuse, 1826), nymphe opalescente chez Jean Lecomte du Nouÿ (L’Esclave blanche, 1888), la femme est peut-être le seul motif à traverser sans rémission la peinture et la sculpture orientaliste, de Léon Bonnat à Charles Cordier. Une femme qui, parce que les sésames permettant de l’approcher sont d’une extrême rareté, est souvent invisible. Une femme, ainsi, dont la représentation est à l’intersection d’une réalité entraperçue et d’un fantasme prégnant, tant et si bien que les divagations érotiques des artistes révèlent moins une sensualité orientale effective qu’un désir occidental latent. Par conséquent, les Femmes d’Alger dans leur appartement (1847) sont encore chaudes du souvenir ému d’un Delacroix autorisé à pénétrer le harem d’un ancien raïs du dey d’Alger quand la toile de Georges Clarin (L’Entrée au harem, 1870) laisse deviner combien ces lieux sont d’autant plus délicieux et lancinants qu’ils sont mystérieux, si ce n’est interdits. Et sans doute est-ce là ce qui rend passionnants l’Orient pour les artistes et l’orientalisme pour les historiens de l’art : ce hiatus permanent entre la réalité – biblique, historique ou sociologique – et le rêve, ce hiatus qui dit autant du réel que du rêveur, du voyage que du voyageur... Colin Lemoine

Repères

1798-1801 Campagne d’Égypte de Napoléon. Début de l’égyptomanie.

1821-1829 La guerre d’indépendance grecque inspire Delacroix pour Le Massacre de Scio.

1830 Prise d’Alger par Charles X.

1839 Les réformes Tanzimat ouvre culturellement et économiquement l’Empire Ottoman à l’Occident.

1862 Napoléon commande le Bain Turc à Ingres. Premier voyage en Algérie du peintre naturaliste Guillaumet.

1869 L’ouverture du Canal de Suez permet aux bateaux à vapeur de faire le trajet vers l’Inde en 60 jours.

1881 Renoir se rend en Algérie.

1893 Fondation de la société des peintres orientalistes français dont Gérôme et Constant sont les peintres d’honneur.

1906 Séjour en Algérie d’Henri Matisse.

1909 Improvisation III de Kandinsky est inspirée de son hiver en Tunisie en 1904. Autour de l’exposition

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De Delacroix a Kandinsky :
Orientalisme en Europe

Künstler: Jean Auguste Dominique Ingres, Eugène Delacroix, Jean-Leon Gerome, Auguste Renoir, John Singer Sargent, Paul Klee, Wassily Kandinsky, Gabriele Münter, Louis-Francois Cassas, Charles Langlois, Charles Gleyre, Theodore Chasseriau, Georges Clarin, James Tissot...

Stationen:
15.10.2010 - 09.01.2011 Musées des Beaux-Arts, Brüssel
28.01.2011 - 01.05.2011 Hypo-Kunsthalle
27.05.2011 - 28.08.2011 Musée des Beaux-Arts, Marseille