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Avez-vous lu les Considérations intempestives de Nietzsche ? … Non ? Alors, vous n’avez certainement pas lu ses Considérations inactuelles, puisque le même recueil de textes porte alternativement ces deux titres en français. Les traducteurs sont partagés, en effet. Et force est de constater qu’ils n’ont pas toujours la même approche de l’étymologie. Car « intempestif », le philosophe allemand le fut évidemment et il s’en fit même une spécialité. Mais « inactuel » ? Vraiment ? Nietzsche, démodé ? Même si cet adjectif est plus fidèle au titre original, qui oserait ? C’est pourtant dans l’esprit de réflexions vouées à l’usure du temps que le philosophe écrivit (très rapidement) ces textes. Des textes intempestifs autant qu’inactuels, donc, pour le philosophe systématique que… Nietzsche n’était pas… Nous y voilà !

Comment concilier l’actualité avec une certaine idée de l’histoire ? Comment faire de l’accident de parcours une règle de vie ? Ou comment le prévenir pour protéger la vie ? Comment se préparer à être les contemporains de notre époque ? C’est vers ces questions que se met doucement à errer la pensée. Et ce sont ces préoccupations qui ont guidé le choix des œuvres de la première exposition du Domaine de Kerguéhennec en 2009.

Au chapitre de la permanence, les liens indéfectibles du Frac Bretagne et du Centre d'art contemporain/Centre culturel de rencontre qui a fait du Domaine de Kerguéhennec sa raison sociale. Au chapitre du bouleversement permanent : la vie comme elle vient, traçant son chemin sinueux vers un avenir incertain, et la vision qu’en donnent les artistes : une vision inattendue, même lorsqu’elle se veut distanciée ou banale. Il y a plus de vingt ans, le Frac donnait naissance au Centre d'art contemporain et il l’accompagne toujours confraternellement au quotidien. En guise de modeste mais fervente contrepartie, le directeur du Centre d'art contemporain devenu Centre culturel de rencontre participe activement aux débats du comité technique proposant les nouvelles acquisitions du Frac. Ainsi, c’est à Kerguéhennec que le Frac Bretagne a son accrochage permanent dans le beau parc paysager qu’il a contribué à révéler et réinventer. Et tous les deux ans, depuis l’an 2000, le Centre d'art contemporain/Centre culturel de rencontre présente une exposition exclusivement composée à partir des très riches collections de son compère.

Contrevenant à l’habitude, les récentes acquisitions n’ont pas été privilégiées, cette fois. (Une clef pour décoder le titre de l’exposition ?) Mais les œuvres rassemblées ont toutes en commun d’aborder de près ou de loin la question de l’atelier. Une question que d’aucuns peuvent juger inactuelle, à une époque où le sculpteur n’est plus forgeron et où bon nombre d’artistes, parmi les meilleurs, sont des artistes de chambre d’hôtel ou des flâneurs qui, non seulement puisent leurs idées dans la déambulation, mais les mettent en œuvre en esprit sans le secours de la main. De l’atelier, l’exposition Considérations inactuelles s’efforce donc d’articuler une double conception. D’une part, celle d’un espace confiné. D’autre part, celle d’un espace ouvert. On a tendance à reconnaître dans le premier la forme la plus traditionnelle d’atelier, mais si, clos en apparence sur lui-même, cet espace de création en appelle à la vision romantique de l’artiste claquemuré dans ses états d’âme, notons que l’antre en question s’opposait déjà au XIXe siècle à la fabrique dirigée de main de « maître » par un artiste chef d’atelier ; et observons que l’atelier fourmillant d’assistants s’impose à nouveau aujourd’hui comme celui de l’artiste à succès ; l’espace fermé demeurant souvent l’antichambre intimiste de l’atelier bruyant auquel on veut l’opposer. Entre espace ouvert ou fermé, difficile de trancher. Que le musée soit devenu l’atelier de l’artiste — non seulement l’endroit où il puise ses idées, mais l’espace où il les met en œuvre en grandeur réelle — n’est guère plus nouveau, car l’artiste fut toujours l’hôte privilégié sinon l’auteur du monument. À travers ces questions, l’exposition se penche plus généralement sur les conditions de production de l’œuvre d’art et elle porte l’accent sur les artistes transposant la rue dans l’atelier ou inversement.

Dans la bergerie, elle commence par l’hommage du photographe Gilles Ehrmann aux « inspirés », ces artistes bien souvent reclus qu’on appelle avec pudeur les singuliers ou, contradictoirement en anglais, les « outsiders » : des artistes se tenant donc à l’extérieur des voies académiques, sans formation particulière, enfermés par leur statut d’autodidactes. Après un détour par Simon Hantaï, dont le geste — faisant se succéder confinement et déploiement — s’est institué en révélateur puis en signature, les anonymes et singuliers réapparaissent, créant la surprise au côté d’un tableau de Bernard Frize choisi parmi ses premières œuvres. C’est dans la rue qu’ont été saisis les graffitis photographiés par Brassaï et c’est dans deux ateliers bien différents qu’ont été collectés les tableaux de cette salle placée au centre du bâtiment. Le rapprochement entre Joseph Crépin et Frize est rendu possible par la minutie de traitement des deux œuvres. Tout sépare autrement ces deux tableaux aux titres très évocateurs : neutralité du « sans titre », justement, pour Frize, et Tableau merveilleux n° 396, pour Crépin, qui ne voyait pas d’inconvénient à produire des merveilles par centaines. Une salle forme ensuite un hommage aux grands ateliers : Ian Wallace, figure majeur de la scène artistique de Vancouver, a intitulé une de ses séries In the Studio [Dans l’atelier] et ses tableaux photographiques, lardés de larges bandes monochromes, rendent hommage à Mondrian, à un ami peintre, ou à Lucio Fontana, dont il retrouva par hasard « les restes de son matériel de peintre » dans une cave. Un autre atelier est reconstitué plus loin. Il réunit les portraits photographiques pris par le Malien Mallick Sidibé, lion d’or de la Biennale de Venise en 2007, lors d’une résidence en Côtes d’Armor l’été 2006. Dans la bergerie, l’exposition se termine par le rapprochement d’un tableau du Suisse Helmut Federle et d’un assemblage de l’Allemand Jochen Gerz. Le puzzle de ce dernier fait alterner texte et photographies. C’est une réflexion sur les lointains, une réflexion sur l’art en général, comme son titre l’assène, De l’Art, levant toute ambiguïté sur l’ambition de son projet. Le tableau de Federle associé à cette marqueterie de texte et d’images est là pour le trahir et l’exemplifier, comme on veut. L’abstraction fut un temps considéré comme l’une des dernières conquêtes de la modernité et une des formes les plus achevées de la création, mais cette considération est… inactuelle !

La salle la plus au sud des écuries réunit un ensemble programmatique de Thomas Huber : sculpture, tableau et esquisse à la craie sur tableau noir faisant alterner deux représentations apparemment contradictoires de l’atelier : comme réserve et comme espace de vie : entre râtelier (ou garde-manger) et salle de séjour. Les beaux espaces de l’écurie offrent ensuite des rapprochements plus libres, plus nuancés parfois, ou plus frontaux au contraire. Dans la salle centrale, tandis que Tony Matelli, quasi invisible, introduit des mauvaises herbes (en bronze) donnant une impression d’abandon, deux affiches arrachées de Villeglé de 1971 et 1975 sont confrontées à une grande sculpture de Didier Vermeiren évoquant elliptiquement le monument à Victor Hugo de Rodin : deux visions volées à l’espace urbain, trois monuments en soi. (Une extension de l’exposition est présentée au château dans une pièce réunissant les photographies d’atelier de Didier Vermeiren.) Dans la salle la plus longue et la plus sombre des écuries, les affichistes sont encore sollicités : Hains, Dufrêne et à nouveau Villeglé, en alternance avec deux tableaux abstraits de Martin Barré et Bernard Piffaretti, le second présenté ici comme un hommage au premier et cette réapparition de la peinture faisant écho à l’opposition des affichistes avec l’abstraction compassée de l’école de Paris d’après-guerre, dont Barré fut un des héritiers rebelles. Pour finir, s’il y a un point en commun entre Hubert Duprat, Richard Monnier et Steven Pippin, c’est en Monnier qu’il faut le voir de par les affinités qui le lient aux deux autres. Ce sont trois idées bien distinctes de l’atelier que reflète la vision des trois artistes : l’appartement comme modulor chez Duprat ; le laboratoire permanent de la ville, et la coupe stratigraphique et diachronique qu’y opère une ligne de métro, chez Pippin ; le tâtonnement empirique des matériaux comme siège expérimental d’un atelier mental à l’allure de chantier de plomberie ou de maçonnerie, chez Monnier.

Nietzsche préférait être intempestif qu’inactuel. D’où le dilemme des traducteurs. Et c’est parce qu’il savait ses propos d’actualité au moment où il les écrivait qu’il revendiquait leur inactualité pour le lecteur qui les parcourrait cent cinquante ans plus tard. (En l’occurrence, il avait tort !) Son but était, en effet, de fustiger la pente nostalgique dominante, celle qui sacrifie volontiers l’incertitude à l’héritage et le présent à la conservation du passé. (La deuxième de ses considérations philosophiques porte le sous-titre : De l’Utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie.) Son livre n’est pas un recueil de faits divers, évidemment. La controverse qui m’a servi d’introduction est éminemment technique, j’en conviens. Entre intempestif et inactuel, l’euphonie réclame l’adjectif intemporel, que nous rejetons absolument. Mais oublions donc les traducteurs et retournons vers l’objet principal du Centre d'art. Considérations inactuelles se veut résolument une exposition d’art contemporain, composée à partir d’œuvres de plusieurs époques dues à des artistes de plusieurs générations, jeunes ou moins, certains décédés mais… toujours vivants ! L’artiste Richard Wright, dont on se rappelle l’exposition présentée ici en 2005, disait récemment que le Domaine de Kerguéhennec était pour lui « un état d’esprit ». Ce qui est vraiment inactuel, et si loin de cet état d’esprit, c’est de penser que l’art contemporain est en décalage avec l’époque qui le porte et le produit — l’époque se caractérisant, par opposition à l’histoire, comme ce territoire instable porteur de conventions et de contestations… et, pour s’écrire, l’histoire et son grand développement ne pouvant se passer de ces chamailleries ou de ces agressions passagères.

Frédéric Paul.

Liste des artistes exposés: Martin Barré (F), Brassaï (F, né en Hongrie), Joseph Crépin (F), François Dufrêne (F), Hubert Duprat (F), Gilles Ehrmann (F), Helmut Federle (CH), Bernard Frize (F), Jochen Gerz (D), Raymond Hains (F), Simon Hantaï (F, né en Hongrie), Thomas Huber(CH), Tony Matelli (USA), Richard Monnier (F), Bernard Piffaretti (F), Steven Pippin (GB), Malick Sidibé (Mali), Didier Vermeiren (B), Jacques Villeglé (F), Ian Wallace (CA)